Edmonde Charles-Roux, la vie à l’œuvre

Edmonde Charles-Roux
S’il y a imprudence à parler des morts que nous avons côtoyés de près, il y a imprudence périlleuse à parler de son propre rapport avec eux, en offrant l’hommage en forme de témoignage, toujours un peu réappropriant. Avec Edmonde Charles-Roux, les précautions d’usage volent en éclats, tant nous nous sentons héritiers d’un monde figurant en son prénom même (Ed-monde), d’une certaine construction du monde, la sienne sans doute mais celle aussi du monde dans lequel nous nous sommes croisés, celui à inventer qui fut pour nous le seul monde à partager, vivant une histoire unique où la transmission disputait le monopole à la générosité. Rares, en effet, sont les personnes que nous perdons à la vie qui exaltèrent à ce point le si doux mot d’« Amie », jusqu’à s’en éblouir elle-même et tous ceux qu’elle en parait de son horizon indépassable. La disparition d’Edmonde Charles-Roux, hélas attendue dans les tréfonds de nos consciences distraites, nous arrache à une époque, à quelque chose de rare et de précieux, que nous nous efforcions de prolonger malgré le temps-qui-passe et l’éloignement dû à la fatigue, aux années qui pèsent, à la vieillesse bien sûr, puisqu’il convient de la nommer.
Edmonde avait 95 ans. Presque la légèreté d’un siècle. Et comme l’écrit Pierre Assouline, son condisciple de l’académie Goncourt, qu’elle présida longtemps : « Sa vie, c’était son œuvre même si elle ne songea pas à répartir consciemment talent et génie entre l’une ou l’autre ». Une œuvre unique de journaliste (Elle, Vogue) et d’écrivaine, qu’il nous arrivait de revisiter à l’aune d’anecdotes ou de vastes propos taillés dans le marbre de la pensée majuscule. Quel bonheur de la voir, dans son Marseille chéri, ou dans son « chez elle » parisien, rue des Saints-Pères, quand elle disait « allez hop ! » et quittait le domicile pour se rendre, tout à-côté, dans les locaux de chez Grasset, la seule maison d’édition de son existence littéraire (dix livres en tout), où elle disposait de son rond de serviette telle une immortelle depuis son premier roman et le prix Goncourt, Oublier Palerme (1966), qu’aimaient tant ses amis intimes, Louis Aragon et Elsa Triolet, comme au temps des Illustres qui s’attachaient aux Lettres pour toute la vie. Une vie si inouïe que la résumer revient à l’atrophier. Edmonde ? Indépendante, irrévérencieuse, élégante, curieuse, sobre, raffinée, ardente, redoutable et redoutée, courageuse et prodigieusement intelligente, car femme insoumise, totalement insoumise, lui valant cette apostrophe du général De Gaule : « Vous votez mal, mais vous écrivez bien. »Cette méditerranéenne inclassable, à la liberté contagieuse pour celles et ceux qui l’approchaient de près ou de loin en loin, nous révélait chaque jour qu’une fille d’armateur-diplomate, descendante de la haute, très haute bourgeoisie, élevée sous les dorures des chancelleries à Saint-Pétersbourg, Istanbul, Le Caire, Prague, Londres puis Rome, éduquée par les meilleurs serviteurs en somme, pouvait néanmoins s’accomplir en aventurière et femme, sans rien renier de ses origines ni de sa personnalité, rompre résolument avec son milieu, traverser la guerre et la Résistance en héroïne, refuser les planques, affronter le danger et la mort, côtoyer des communistes et, au crépuscule d’un parcours en ampleur, présider l’association des Amis de l’Humanité, où elle prodigua, outre son expérience, une proximité d’idées et de valeurs de gauche dont l’affinité et l’infinité furent une réjouissance politique et culturelle.
Comme le disait, à Marseille, lors de ses obsèques, Régis Debray, lui l’Ami de l’Humanité de la première heure : « Qu’on puisse naître sous un nom de famille enviable, avec un cuillère d’argent dans la bouche, et se retrouver FTP à vingt ans, et à quatre-vingt, les pieds dans la gadoue de la Fête de l’Huma – cela veut dire que le destin d’un être humain n’est pas donné par sa généalogie ni par son milieu mais par son caractère et sa volonté. Cela veut dire la République. » Elle eut un jour ces mots, livrés au public des Amis : « Il y a plusieurs façons d’être communiste, au moins trois ou quatre à ma connaissance. Moi, j’ai la mienne. » Le temps s’était alors suspendu en une longue et ardente ovation. Il reste aujourd’hui suspendu. Pour la grande dame.
Par Jean-Emmanuel Ducoin, rédacteur en chef de l’Humanité, secrétaire national des Amis de l’Humanité
 
La journaliste et romancière, prix Goncourt 1966, présidente de l’académie éponyme, puis présidente des Amis de l’Humanité, nous laisse en héritage un monde commun et une proximité d’idées et de valeurs de gauche dont l’affinité et l’infinité furent une réjouissance politique et culturelle.
Article publié dans l’Humanité Dimanche du 28 janvier 2016