Edmonde par Régis Debray

Nous reproduisons ici le discours prononcé par l’écrivain et médiologue lors de l’hommage rendu à Edmonde Charles-Roux en la cathédrale de Marseille le samedi 23 janvier 2016.

Ce n’est pas tous les jours que la disparition d’une personne, et même d’une belle personne, nous donne le sentiment qu’avec elle quelque chose comme une époque, quelque chose de rare et de symbolique met à la voile et s’éloigne de nous. Quelque chose de très particulièrement français et qui nous fait ou nous faisait honneur à tous. Qu’est-ce donc qu’elle incarnait d’aussi singulier, notre irrégulière nationale, la plus illustre des Marseillaises ?

Elle a incarné la rencontre de ce qui n’était pas fait pour se rencontrer. De l’élégance la plus féminine avec un sens très viril, à l’ancienne, de la camaraderie ? Oui, mais pas seulement. De l’alliage de la politique et de la culture, un vieux couple séculaire dont le divorce semble aujourd’hui consommé ? Oui, mais pas seulement. De l’honneur rendu aux belles lettres, à la lecture et au silence, dans un monde voué au bruit et aux images ? Oui, et Bernard Pivot, malheureusement empêché, se joint à moi, ainsi que Paule Constant et Marie Dabadie, pour vous en donner foi. Ce qu’illustrait l’épouse de Gaston Defferre et l’amie de Louis Aragon, de Jean Genet et de Maurice Druon est pour le moins insolite, autant que la rencontre en une même personne d’une directrice de Vogue et d’une caporale de la Légion étrangère.

Se retrouver au centre du Tout-Paris par ses fréquentations mais très loin des snobismes parisiens par ses calmes intransigeances – c’est le paradoxe Edmonde. La vente de l’Huma n’est pas à son plus haut rue des Saints-Pères. Elle avait de quoi cultiver son ego dans l’entre-soi d’un milieu aristocratique, avec une souriante indifférence pour les choses de ce monde, et elle a rallié, très tôt, envers et contre tout, un nous plébéien de militants et de combattants. Un nous d’Europe centrale et un nous de Méditerranée, où Suez, Rome, Alger et Rabat se donnent fraternellement la main. Les patriotes cosmopolites sont les meilleurs.

Qu’on puisse naître sous un nom de famille enviable, avec une cuillère d’argent dans la bouche, et se retrouver FTP à vingt ans, et à quatre-vingts, les pieds dans la gadoue à la Fête de l’Humanité, cela veut dire que le destin d’un être humain n’est pas donné par sa généalogie ni par son milieu mais par son caractère et sa volonté. Cela veut dire la République. Cela veut dire la liberté de l’esprit. Cela veut dire que le monde est ce que nous en faisons et non ce qu’il fait de nous.

Merci Edmonde. Avec toi, à travers toi, car on se tutoyait chez les Goncourt, c’est à un pan de notre histoire, c’est même à un trait de notre civilisation que nous adressons notre salut reconnaissant. Non pour les enterrer, ces valeurs en déroute, mais dans l’espoir que ton nom seul, ton prénom, Edmonde, nous donnent désormais l’envie, le besoin de les voir un jour ressusciter. Je suis sûr que Marco-Antonio et les siens feront tout ce qu’il faut pour raviver, avec ta mémoire, ce désir en nous tous.

RÉGIS DEBRAY ÉCRIVAIN MÉDIOLOGUE
JEUDI, 28 JANVIER, 2016