Le 1er-Mai des Amis de l’Huma, ou la dignité des luttes

Les Amis de l’Humanité organisaient, toute la matinée du dimanche 1er mai, une rencontre publique dans le prestigieux cinéma Max-Linder, sur les grands boulevards parisiens. Plus de 200 personnes ont assisté à ces heures d’échanges.
Photo : Joël Lumien

Devant plus de 200 personnes et en présence d’ex-salariés en lutte et de personnalités, dont Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, les Amis ont fêté leurs 20 ans et les 80 ans du Front populaire.

Avec l’ambition, ni plus ni moins, de donner à voir et à entendre la compréhension des luttes en érigeant le mot « social » au frontispice de toutes nos préoccupations actuelles, les Amis de l’Humanité organisaient, toute la matinée du dimanche 1er-Mai, comme un prélude aux défilés de l’après-midi, une rencontre publique dans le prestigieux cinéma Max-Linder, sur les grands boulevards parisiens. Plus de 200 personnes ont assisté à ces heures d’échanges en ce « printemps particulier ponctué par les grèves, les manifestations, les agitations en tout genre, les révoltes sincères et les colères enfin exprimables, les occupations de places, de jour, de nuit, alors que nous assistons, peut-être, à la naissance d’un mouvement social en plein anniversaire des 80 ans du Front populaire », comme le souligne en préambule Jean-Emmanuel Ducoin, rédacteur en chef de l’Humanité et secrétaire national des Amis de l’Huma.

La remise en cause, aujourd’hui, de cet éblouissant moment social que fut 1936 – vécu par la gauche et pour la France – au seul bénéfice de l’arbitraire patronal, rencontre parfois des oppositions puissantes. Témoins, les longs extraits de deux films projetés. Celui réalisé par Françoise Davisse, Comme des lions, qui relate de l’intérieur la grève de quatre années des travailleurs de PSA à Aulnay-sous-Bois. Et celui de Claude Hirsch, 1 336 jours, la victoire des Fralib, qui a accompagné la bataille des ouvriers de Gémenos contre la décision prise par la multinationale Unilever de fermer l’usine proche de Marseille, jusqu’à la victoire de la création d’une coopérative ouvrière, Scop-TI (thé-infusion), en 2015. Dans les deux documentaires, des visages et des mots qui disent la dignité et la ferveur d’être ensemble, ce que Françoise Davisse, au micro, interrogée par Dominique Sicot, appelle « l’intelligence des salariés en lutte, leur énergie, leur union malgré l’adversité », car elle voulait montrer, dit-elle, « que rentrer dans une bagarre sociale sert à quelque chose, qu’on la gagne ou qu’on la perde, c’est du réel, c’est de la vie ». « J’ai vu des femmes et des hommes droits lutter contre le refus de la fatalité, raconte pour sa part Claude Hirsch. Et même si c’est difficile, même s’il y a des engueulades, des désaccords, ils ont été une force contre Unilever. Ils étaient la force. »

« La dignité, c’est celle d’être écouté, d’être compris »

Pour Salah Keltoumi, ex-PSA d’Aulnay en grève, cette force tient en quelques mots : « Nous voyons dans ces films des ouvriers qui se battent. Oui, qui se battent. Et on les voit vraiment, ils ne sont plus hors cadre ! D’ordinaire, on préfère montrer des ouvriers la tête basse. Mais tout le monde ne veut pas baisser les yeux et préfèrent la relever, la tête. Notre conflit fut une école de la lutte, une école de la vie. » Ghislaine Tormos, elle aussi ex-PSA d’Aulnay (1), pense la même chose. « Mon syndicat n’était pas dans le mouvement, alors j’ai quitté mon syndicat pour rejoindre le comité de grève. Et je suis devenue gréviste. Je travaille désormais à Poissy et c’est mon surnom maintenant, “la gréviste”. Il faut faire connaître les luttes pour que le monde ouvrier soit connu. » Philippe Julien, cégétiste de PSA, le résume d’une formule simple : « Il n’y a pas de recette miracle. C’est la discussion collective qui fait la différence. Les grévistes doivent devenir acteurs et décideurs pour dépasser les divisions syndicales. » Ce que confirme Olivier Leberquier, syndicaliste et directeur de la Scop des Fralib, après les 1 336 jours de combat acharné pour préserver et conquérir leur outil de travail : « Décider, oui. Agir, oui. Mais toujours ensemble. C’est ensemble qu’on devient sérieux, crédible, et que la confiance opère. »

Si ces ouvriers « ont des “gueules”, de vraies ‘’gueules’’ qui expriment une vision collective de leur savoir irremplaçable », comme le dit affectueusement Charles Silvestre, vice-président des Amis de l’Huma, ils ont aussi leur manière d’être debout jusqu’au bout. « Derrière ce “debout”, je vois d’abord le mot “dignité” », raconte Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, qui tenait à sa présence au Max-Linder, « en ami et avec ses amis en lutte ». « La dignité, c’est celle d’être écouté, ajoute-t-il, d’être compris. Dans ces deux films, nous avons vu ceux qui travaillent dans les usines, donc nous avons vu les vrais experts, pas ceux qui paradent sur les plateaux de télévision. C’est ça, être debout ! Debout, c’est être citoyen. Or, dans l’entreprise, c’est interdit d’être un citoyen. Nous devons réinventer des convergences de lutte, pour affronter la haine de classe, celle que nous voyons en ce moment contre un mouvement social qui leur fait peur… »

Pour Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité, invité à expliquer la situation difficile du journal fondé par Jean Jaurès, et tout juste vingt ans après la création des Amis de l’Huma, l’enjeu est majeur : « Créer un nouveau rapport de force politique et social dans le pays nécessite plus que jamais l’existence de l’Humanité. » « L’Huma est notre arme, parfois notre dernière arme », suggère également l’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat, qui s’emploie à dénoncer « les leurres, tous les leurres qui polluent le paysage », « la présidentielle » par exemple ou « le Front national, qui justifierait à lui seul tous les abandons » et à se lover « dans un État répressif et syndicalophobe », ou encore cette novlangue patronale qui consiste à dire « partenaires sociaux » ou « plans sociaux ». « Les syndicalistes ne sont pas des “partenaires sociaux” et les “plans sociaux” sont des plans de licenciements ! précise-t-il. Nous ne devons plus être aimables. L’heure est à l’insurrection, à l’intelligence populaire des salariés ! »

Un grand moment d’humanité. Et un message d’avenir, sinon d’espoir, quand la sociologue Danièle Linhart, à partir de son travail sur la casse de l’usine Chausson de Creil, déconstruit pièce par pièce « le mensonge des discours patronaux, la manipulation, les faux compromis et, au bout du compte, la destruction des individus ». Ou quand l’ex-PSA Salah Keltoumi veut y croire et transmet son expérience comme on offre un brin de muguet : « Nous sortons toujours grandis d’une vraie lutte sociale. Quand les salariés seront dans la lutte par millions, les idées réactionnaires et xénophobes reculeront mécaniquement. Il est temps d’y penser. D’y penser collectivement. »

(1) Auteure de l’ouvrage le Salaire de la vie, Éditions Don Quichotte.

PAUL KERJEAN
MARDI, 3 MAI, 2016